Quand les chasseurs de rêves de Milorad Pavic hantaient les châteaux de France.
En y replongeant des décennies plus tard, à l’occasion de cette prochaine réédition, je m’aperçois que le texte, malgré son étrangeté extrême, m’est encore complètement familier, peut-être grâce à son caractère légendaire qui le rend comme éternel, sans doute aussi grâce à son accessibilité en dépit de l’insolite.
Emmanuelle Weisz, l’adaptatrice du texte de Pavic, se souvient:
Ayant vu Milorad Pavic parler de son livre « Le Dictionnaire Khazar » à Apostrophes de Bernard Pivot, je l’ai acheté le lendemain et lu d’une traite.
Lecture lumineuse et jubilatoire qui m’a immédiatement donné envie d’adapter pour le théâtre ce roman-lexique divisé en trois livres ,rouge, vert et jaune, selon les couleurs des trois religions du Livre.
D’emblée, je savais qu’il ne s’agissait pas de réduire cette grande œuvre à la dimension d’une scène (bien que plus tard, incapables de lâcher cet univers khazar dans lequel nous avions plongé avec tant de délices, nous ferions une adaptation pour la scène que nous nommerions « Le Livre de Daubmannus »).
Cette première aventure khazare se nomma « les Chasseurs de Rêves » et débuta en 1991. Elle se déroula dans plusieurs châteaux (il fallait des espaces hors norme pour mettre en œuvre notre folle entreprise). Cela commença par le Château de Chamarande alors encore en jachère, et surtout le Château du Bois Groult en Normandie qui fut véritablement le lieu où nous pûmes expérimenter la faisabilité du projet.
Ensuite, grâce aux « Arts au Soleil » pilotés par le Ministère de la Culture nous avons vagabondé, récréant notre spectacle chaque fois dans des lieux que nos khazars s’appropriaient en quelques jours…
Mettre en scène « Le Dictionnaire Khazar » est parti d’une idée simple, évidente, à la lecture du livre: j’allais « spatialiser » le dictionnaire. Les rubriques seraient des espaces (des pièces) et le spectacle serait un spectacle déambulatoire où, par groupes conduits par des conteurs « Chasseurs de rêves », les spectateurs iraient de rubrique en rubrique, d’histoire en histoire, chaque groupe traversant deux des trois versions (chrétienne, juive et musulmane)… les trois temporalités, Xème, XVIIème et XXème siècle et même le partage entre femmes et hommes à la fin, pour la scène finale.
De cette idée « simple » est née une architecture extrêmement complexe, faite de modules séparés, lieux des rubriques des personnages, où leur histoire se déroulait en direct (scènes théâtrales), et de grandes scènes d’ensemble (comme la polémique khazare du Xème siècle, ou le procès du XXème siècle). Les spectateurs étaient emmenés au coeur des différentes rubriques par petits groupes d’une dizaine de personnes, selon des parcours savamment chronométrés de façon à ne pas se croiser et à composer une des facettes de l’histoire générale. Leurs guides, éminents « Chasseurs de rêves » rythmaient les déplacements de récits annexes, tous issus bien sûr du Dictionnaire Khazar. Tout le public se réunissait par trois fois pour les grandes scènes d’ensemble qui scandaient un spectacle que la durée ( 5h30) apparentait à un voyage, avec ses haltes, pour se sustenter notamment, sans jamais sortir du Dictionnaire.
Toutes les rubriques n’étaient pas vues par tous les spectateurs même au sein d’une même version, et seules donc deux versions étaient dévoilées à chaque groupe. Cela permettait aux comédiens ( 18 au total) de voler de lieux en lieux, de personnages en personnages , passant d’un personnage musulman du Xème siècle à un personnage contemporain en quelques instants, chrono en main.
La mosaïque théâtrale ainsi constituée était à proprement parler folle, mais tout roulait cependant et cet exercice de virtuosité n’a jamais connu de faille. Les chasseurs étaient là pour veiller au grain et éventuellement ralentir de quelques minutes leur groupe avec une nouvelle histoire sortie de leur besace de conteurs s’ils voyaient qu’un groupe était encore dans une des pièces où ils se rendaient à leur tour.
Les trois grandes scènes d’ensemble permettaient de remettre toutes les pendules à l’heure et chaque groupe repartait ensuite vers de nouveaux horizons.
Il fut parfois plus difficile de convaincre, à la toute fin, les hommes et les femmes de se séparer et de rejoindre qui le groupe des hommes, qui celui des femmes, pour assister chacun de leur côté à la dernière grande scène finale… (l’argument essentiel étant qu’ils auraient ensuite des choses à se raconter!)
Et de fait, après pourtant un spectacle si long qu’on aurait pu craindre des défections en cours, non seulement cela n’arriva jamais, mais le public restait encore longtemps après la fin à discuter entre eux, autour du pot final, de ce qu’ils avaient vus… et qui différait sensiblement… même si bien sûr l’essentiel restait commun, et notamment les grandes figures faisant la clef de voûte de l’ensemble:
Ateh bien sûr, démultipliée en trois versions,chrétienne , juive, musulmane, plus une version « vieille », le Kaghan, Cyrille, Farabi ibn Kora, Isaac Sangari,les trois délégués de la Polémique Khazare, Masudi, Cohen, Brankovitch, les « auteurs » du livre, Nikon Sévast, Akchani Yabir, Efrosinia, les « diables », Dorothéa Schulz, Mouaviya, Souk,les chercheurs contemporains…
Les réincarnations des personnages aux différentes époques étaient respectées et c’était donc le même comédien qui les interprétait. C’est ainsi par exemple que le diable Nikon Sévast quand il revient au XXème siècle en femme belge était joué par le même acteur.
Il faut bien sûr parler de l’univers à la fois fantasque et érudit du chef d’œuvre de Milorad Pavic, de la langue ludique, poétique, toujours inventive et déroutante, de la malice et de la cohérence diabolique de la trame qu’il a conçue.
En y replongeant des décennies plus tard, à l’occasion de cette prochaine réédition, je m’aperçois que le texte, malgré son étrangeté extrême, m’est encore complètement familier, peut-être grâce à son caractère légendaire qui le rend comme éternel, sans doute aussi grâce à son accessibilité en dépit de l’insolite.
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